LES DOSSIERS DE LA LETTRE DU BLANCHIMENT N°06 MAI 2001
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L'Affaire Clearstream

A nos lecteurs : La Lettre du blanchiment a décidé d'avancer la publication de son dossier trimestriel d'un mois, pour le consacrer au dossier de "L'affaire Clearstream". En publiant ces informations exclusives, La Lettre du blanchiment n'a pas choisi de se comporter en procureur. Elle a simplement voulu, conformément à sa vocation, produire les éléments d'information qui ont justifié l'ouverture d'une information judiciaire. Nous ne voulons livrer que des faits. La justice devra dire si ces faits, qui résultent actuellement pour l'essentiel de témoignages, sont véridiques et confortés par des constatations concrètes. Etablir les responsabilités est du ressort des juges ; l'opinion a le droit d'être informée sans attendre leur verdict.



Le film de l'enquête

Une enquête atypique

En dehors de toute enquête judiciaire ou policière, après un travail de franc-tireur de deux ans, paraît le 28 février 2001 le livre de Denis Robert et Ernest Backes, Révélation$ (Les Arènes) En même temps est diffusé le documentaire de Denis Robert et Pascal Lorent Les dissimulateurs (Canal+, émission 90 minutes).

Une sortie houleuse

Devant l'ampleur de la mise en cause, la presse hésite à choisir son camp. Les médias français se partagent. D'un côté, ceux qui donnent un large écho au livre : Le Figaro à la une, France 2, La Tribune, Les Inrockuptibles et le Nouvel Observateur. D'un autre, Le Monde qui conteste immédiatement la fiabilité de l'enquête (quatre articles à charge en cinq jours), dénonçant une entreprise qui n'aurait pas respecté "les règles élémentaires de la déontologie". Cette attitude sceptique est aussitôt relayée par une grande partie de la presse, une autre choisissant... de ne pas choisir et de se taire.

Face à cette cacophonie, la presse étrangère est généralement restée dans l'expectative, en dehors du Temps, du Soir, d'El Païs et de l'Herald Tribune. Seul le Luxembourg est ébullition et chaque jour la presse écrite grand ducale mènent la charge contre le livre.

Un appui politique immédiat

La mission parlementaire présidée par Vincent Peillon convoque officiellement les deux auteurs, le jour de la sortie du livre. L'engagement de la mission est total, avec la promesse d'entendre tous les responsables bancaires français et étrangers impliqués dans cette affaire.

Les experts de paradis fiscaux de l'association ATTAC se mobilisent, tout comme de nombreux groupes locaux et l'intergroupe européen sur la taxation des capitaux présidé par Harlem Désir. Luciano Violante, président du Parlement italien (ancien président de la commission parlementaire anti-mafia), qualifie publiquement Révélation$ d'"événement sans précédent sur la place financière".

La fébrilité de Clearstream

Clearstream réagit durant les premiers jours comme si elle était surprise par Révélation$. Son président convoque une conférence de presse pour avancer la caution du cabinet d'expertise KPMG. Son directeur de la communication affirme devant la presse : "Nous ne faisons pas circuler d'argent, mais uniquement des titres", ce qui s'avère erroné, avant de mettre en avant les contrôles de l'Etat luxembourgeois et de son nouvel actionnaire majoritaire, la chambre de compensation allemande.

La place financière fait bloc

Le 28 février, la Banque centrale du Luxembourg, avec la participation du Ministère des Finances, organise une réunion avec la direction de Clearstream. "Les autorités ont été informées que Clearstream prendra toutes les mesures appropriées pour réfuter ces allégations (...) Les autorités continueront à assurer leur mission de contrôle prudentiel et de surveillance des systèmes de paiement et de règlement des opérations sur titres".
Le même jour, l'association des banques et banquiers du Luxembourg dénonce un livre "loufoque" : "C'est l'une des attaques les plus lamentables contre la place financière. Il a été rapidement prouvé que son contenu n'était pas fiable".

Les appuis du président de Clearstream

André Lussi multiplie les rendez-vous avec les dirigeants bancaires internationaux pour s'assurer de leur soutien. Il obtient en particulier celui de l'UBS de Zurich, son ancien employeur, et celui de BNP-Paribas un de ses actionnaires historiques. Lors d'un conseil d'administration houleux qui se tient à Londres, il réussit à garder la présidence de la firme. Il charge alors son cabinet d'avocat londonien, Freshfields, et son commissaire aux comptes,
KPMG, de rédiger un audit. Celui-ci arrive un mois plus tard : " Clearstream conduit ses activités d'une manière tout à fait respectable. Aucun élément probant n'a été rentré de nature à soutenir les allégations contenues dans le livre Révélation$. "

La contre-offensive judiciaire

Clearstream entame aussitôt plusieurs procédures judiciaires, suivie par le liquidateur de la Menatep, la banque russe qui conteste le qualificatif de " banque mafieuse " qui lui a été appliqué dans le livre. Le cumul des dommages et intérêts demandés contre les auteurs et leur éditeur représente 3,1 millions FRF.

L'enquête du procureur Carlos Zeyen

Dans la foulée de la parution de Révélation$, le substitut du procureur en charge du blanchiment à Luxembourg ouvre une enquête préliminaire. Assisté de M. Pierre Kohnen, un commissaire spécialisé - auteur au début des années quatre-vingt-dix de l'enquête sur Franklin Jurado, le blanchisseur du cartel de Cali - M. Carlos Zeyen entend plus de trente témoins. Ceux-ci confirment les rumeurs de malversations, l'atmosphère violente à l'intérieur de la firme, les menaces sur les témoins, et surtout l'existence au sein de la firme d'une caisse noire et d'une double comptabilité.

Il semblerait que la pression de la Mission parlementaire française ait agit comme un aiguillon, obligeant la Justice luxembourgeoise à effectuer des investigations, de peur de voir la vérité sortir à l'étranger. Mais cette enquête subit des pressions de toutes sortes.

Un témoin clé

L'enquête bascule vraiment avec le témoignage d'un ancien salarié, détaillant chaque étape d'un "système dans le système" de Clearstream, et démultipliant ainsi la portée de Révélation$. Les révélations de ce cadre porte précisément sur un mécanisme informatique élaboré ayant permis les opérations de dissimulation et de blanchiment. Le parquet prépare l'ouverture d'une information judiciaire, suivie d'opérations à l'intérieur de la firme. Cette stratégie est - un temps - bloquée par le ministre de la Justice et par le Premier ministre M. Junker. Ceux-ci préfèrent, semble-t-il, une solution en douceur : "débarquement" du président par ses actionnaires et enquête concentrée sur ce "fusible". Au moment où les pressions s'accentuent en coulisse, des magistrats français, suisse et belge signent une tribune dans Le Monde (10 mai 2001) en faveur du livre : "La stratégie de l'autruche des milieux financiers a pu laisser croire que Révélation$ n'avait été qu'un coup d'épée dans l'eau, écrivent les magistrats. Au contraire son histoire commence à peine. "

Devant les hésitations de la justice lux- embourgeoise, la Mission parlemen- taire française fait savoir son intention d'entendre ce témoin sensible. Denis Robert, lui, a le statut ambigü de témoin à l'origine de l'enquête luxembourgoise, mais aussi de journaliste susceptible d'en révéler les arcanes. Sous l'effet de la pression de l'étranger ou compte tenu de l'ampleur du scandale mis au jour, le premier ministre luxembourgeois, M. Junker, autorise finalement l'ouverture de la première information judiciaire de grande ampleur pour blanchiment au Luxembourg.

Le vendredi 11 mai, à 17H, M. Carlos Zeyen ouvre une information judiciaire contre le président de Clearstream et ses proches collaborateurs pour, entre autres, blanchiment, constitution d'une caisse noire, détournement de fonds, faux et usage de faux, abus de bien social.

Un grand silence

L'AFP attend quarante-huit heures avant de diffuser une dépêche laconique, classée 4 (c'est à dire la moins urgente dans la classification de l'information). Il est remarquable de noter que le correspondant luxembourgeois de l'AFP avait rédigé son article le vendredi soir à 19 heures, insistant sur la caractère urgent et grave de la décision d'ouvrir une information. La dépêche AFP n'est tombé que le dimanche à midi, sans doute en raison d'un long article dans le Journal du Dimanche... Reuters et Bloomberg sont restées muettes.

Mais le bouche à oreille a fini par remplacer le fil d'agence et, sous la surface lisse de l'actualité médiatique, c'est la tempête : "Ce qui risque de se passer maintenant est indescriptible. Si la confiance est trahie dans une des deux seules chambres de compensation internationales, c'est toute la planète financière qui sera ébranlée. Je n'arrive encore pas le croire..." nous déclare vendredi soir de Wall Street un banquier qui vient d'apprendre la nouvelle par ses propres canaux. Car si les journalistes, spécialisés ou non, tardent à faire circuler l'information, les banquiers eux, ont compris.

Le 15 mai, à 18 heures, la sanction tombe : André Lussi, le président de Clearstream, est suspendu par son conseil d'administration. Suivent deux autres haut dirigeants de la firme, le délégué du personnel Robert Massol et l'ancien directeur général Carlos Salvatori.



Les dernières "révélations" de Révélation$ :

analyse, histoire et témoin-clé

En deux mois, l'attitude des autorités judiciaires et politiques luxembourgeoises a considérablement évolué. D'un scepticisme affiché au moment de la sortie du livre, celles-ci accréditent clairement aujourd'hui les accusations graves portées par l'ouvrage, et vont même au-delà si l'on considère la nature des chefs d'inculpation à l'encontre des principaux dirigeants de la firme : faux et usage de faux, abus de bien social, détournement de fonds et surtout le plus inquiétant, pour Clearstream : blanchiment. Quand on connaît le laxisme du pays concernant ces faits (jusqu'en 1998, il fallait prouver que l'argent "blanchi" provenait d'un trafic de drogue pour espérer une ouverture d'information), quand on sait que le système bancaire représente l'essentiel des revenus du pays, quand on voit l'importance de Clearstream (1700 salariés) dans l'animation du "maillage bancaire" grand ducal (227 banques pour 420 000 habitants), on est en droit de penser que les magistrats luxembourgeois - et les autorités politiques du pays - n'auraient jamais ouvert d'information pour blanchiment s'ils n'avaient pas de sérieuses garanties quant à la suite de leur enquête, ou de sérieuses craintes quant aux débordements vers l'étranger que les révélations nées du livre de Backes et Robert pouvaient induire. Nous touchons, avec le blanchiment, au domaine le plus sensible de l'affaire et les premiers témoignages d'informaticiens arrivés aux oreilles des enquêteurs luxembourgeois laissent pantois. Selon l'un des témoins, environ 15% des sommes brassées par la firme auraient transité, dès 1992, par ce sous-système. L'enquête préliminaire montre qu'apparemment, seul un très petit nombre de salariés de Cedel était informé de ce fonctionnement trouble. Principalement dans le service informatique, à la comptabilité, et à la tête de Cedel. En tout, selon des sources internes, une dizaine de personnes. "Il suffit d'une manipulation informatique, un tour de passe-passe et l'argent et les valeurs changent de main sans que personne ne s'aperçoive jamais de rien" nous a expliqué, et a expliqué aux enquêteurs un ancien programmeur. Dans "Révélation$", les auteurs avaient abordé ce sujet, en s'appuyant sur un témoignage anonyme. "Que cachent ces comptabilités devenues inaccessibles où les sommes déposées sont de l'ordre de la dizaine de trillions ?" interrogeait le livre, qui mettait en lumière les "circuits parallèles des sociétés de clearing, point névralgique où se rencontrent des fonds de toutes natures, et où se nouent des comptabilités invisibles de l'extérieur", avant de révéler le surprenant témoignage de ce responsable de l'informatisation de la firme (également vice-président de Cedel) assurant qu'en 1992, 101 comptes non publiés "n'étaient pas comptabilisés dans la comptabilité officielle". Et l'ouvrage de produire ce témoignage, à l'origine des investigations actuelles : Au début des années 90, nous avons été surpris par un certain nombre de bugs. Le système plantait, il fallait réparer, c'est comme ça que nous avons mis le nez où il ne fallait pas. Nous avons découvert que des comptes, non seulement n'étaient pas dans les listes des comptes publiés, mais étaient codés différemment des autres comptes. Ils avaient un statut particulier. Ils n'entraient pas dans la comptabilité générale de Cedel. Les bénéfices générés par ces comptes étaient virés ailleurs... Il y en avait 101 en 1991. Ce chiffre était facile à retenir".

Cet "insider", qui avait assuré à l'auteur de Révélation$ son soutien en cas d'ennui judiciaire, a fini par rencontrer les magistrats luxembourgeois. C'est autour de ses déclarations que l'enquête s'est débloquée. "Au début personne n'y croyait trop. C'était trop gros, et puis à force de réfléchir et de recouper ce que disait cet homme, ils ont fini par se forger une conviction" explique un observateur luxembourgeois proche de l'enquête.

Revenons aux propos du livre et voyons comment ils sont éclairés par l'enquête luxembourgeoise. "Nous n'affirmons pas ici que tous les comptes non publiés engendrent une comptabilité occulte, écrivaient les auteurs. Leur nombre est tel que cela serait impossible et absurde. Les comptes non publiés de nombreuses filiales de banque apparaissent dans la comptabilité générale de Cedel. Selon nos sources pourtant, certains produits de comptes non publiés feraient l'objet d'une comptabilité séparée. La comptabilité de ces comptes non publiés ne serait pas entièrement "consolidée", selon la terminologie en vigueur, avec celle des comptes publiés. Poussons la logique de ce sous-système existant à l'intérieur du système à l'extrême. Nous avons vu que la Menatep, banque russe impliquée dans le scandale des fonds du FMI détournés, n'apparaissait pas dans la liste des clients de la firme. Son unique compte n'est pas publié. Imaginons maintenant que les bénéfices générés par ce compte pour Clearstream n'apparaissent pas non plus dans la comptabilité générale de la firme, mais soient virés vers un paradis bancaire hermétique... Nous serions face à une entité bancaire n'existant nulle part, donc incontrôlable. Une sorte de trou noir de la finance. Seuls des initiés, extrêmement bien initiés, seraient dans la confidence. Nous serions ainsi face à un mécanisme générant des masses financières parfaitement clandestines".

L'enquête préliminaire, dirigée par le procureur Carlos Zeyen, et le commissaire Pierre Kohnen, a non seulement
recoupé ces éléments, mais elle semble les avoir affinés, crédibilisés et renforcés par de nouveaux témoignages. Un sous système indépendant semble bien avoir pris corps dans le système de compensation, une sorte de "deuxième chemin", selon la terminologie usitée par un initié. La dimension véritable des découvertes suscitées par l'enquête à l'origine du livre, prend aujourd'hui, une nouvelle dimension. Le nombre très élevé de compte non publiés (7 500 sur 15 000 en avril 2000), ou de clients non référencés (des banques, mais aussi des sociétés off shore et des multinationales) apparaissent ainsi, selon nos informations, comme la conséquence et l'illustration de ce sous-système dissimulé à l'intérieur du système. Selon les témoignages recueillis par les enquêteurs, les dirigeants de Clearstream seraient donc intervenus, à la demande de certains de leurs clients, à la source-même du système informatique pour masquer des transactions. L'explication fournie aux policiers luxembourgeois et aux fonctionnaires de la Commission de Surveillance du Secteur Financier (1) est très technique, et a nécessité de longues heures d'entretien et de recoupements avec des informaticiens, dont certains pourraient être encore en place aujourd'hui à Clearstream.

Toute la difficulté de l'instruction va consister à établir formellement l'existence, la taille et la nature des opérations générées dans ce sous système.

Dans le collimateur, le service informatique et plus particulièrement les programmeurs de la firme. On aurait en effet fait exécuter à ces derniers, pour être agréable à certains clients "des exceptions dans le programme informatique". Le but de ces opérations étant de dissimuler certains passages d'argent et de valeurs. Pour ce faire, on serait intervenu directement à la source des programmes codés très complexes, régissant les transactions financières opérées dans la chambre de compensation internationale. Le but de l'hypothétique manoeuvre étant d'exécuter de la manière la plus clandestine qui soit des transferts de fonds et de valeurs, sans que ceux-ci apparaissent dans les relevés quotidiens, et sans que l'équilibre des entrées et des sorties de fonds ne soient affecté. Les dirigeants de Clearstream auraient progressivement perfectionné ce qui apparaîtrait ainsi comme une fraude institutionnalisée à grande échelle, en faisant ensuite disparaître des relevés journaliers effectués sur microfiches ces "exceptions informatiques". Ni vu, ni connu... sauf que des documents attestant de la manipulation semblent refaire surface aujourd'hui.

Et c'est là que les événements se corsent et créent un début de panique chez d'importants banquiers de la place qui, pour l'instant, avaient accueilli les révélations de Révélation$ avec, au mieux, de la condescendance. Il semble en effet que nous sommes loin désormais des seules banques mafieuses russes, colombiennes ou italiennes. Dès 1992, des banques et des sociétés prestigieuses, en France, en Hollande, en Allemagne, en Suisse ou au Royaume-Uni auraient utilisé ce "deuxième" système à des fins sur lesquelles il convient maintenant de s'interroger.

"On s'est trop focalisé, jusquà présent, sur la double-comptabilité qui était la résultante d'un problème plus profond" explique Denis Robert. "S'ils ont véritablement créé un système dans le système servant à dissimuler des opérations troubles à grande échelle, les dirigeants de Clearstream avaient un problème de fond : comment se rémunérer sur ces opérations ? C'est là, selon les témoignages concordants recueillis pendant l'enquête, qu'aurait été créée, sur le modèle de la comptabilité officielle, une seconde comptabilité "non consolidée" . Nos témoins nous ont expliqué que les bénéfices générés par ces comptes étaient virés ailleurs, loin des regards importuns, vers des comptes non publiés dans le système. On m'a parlé de comptes internes domiciliés dans des îles anglo-normandes. Je n'ai pas les moyens de vérifier, et Clearstream a toujours refusé de me répondre. Ce sera maintenant aux policiers luxembourgeois de faire ce travail..."

(1) Nouvelle entité créée fin 1999 pour palier les manques de l'ancien Institut monétaire luxembourgeois.



Interview de Denis Robert

La Lettre du blanchiment: A-t-on une idée de la destination de ces fonds de cette double-comptabilité ?

Denis Robert : Un début d'idée, oui. Tout ne serait pas allé vers des particuliers, mais plutôt vers des organisations...

Lesquelles ?

Il est trop tôt pour le dire.

Et les auditeurs ou les vérificateurs extérieurs comme l'IML ?

Pour ces derniers, ils étaient clairement incompétents et peu armés pour ce type de vérification. Il ne faut pas oublier que le Luxembourg s'est doté d'une banque centrale depuis peu. Quant aux auditeurs, soit ils savaient et ont fermé les yeux, soit ils n'y ont vu que du feu, puisque les deux systèmes - celui de Clearstream officiel, et celui de Clearstream officieux - étaient, selon nos sources, séparés et sans lien

Quelles sont les traces laissées par ces manipulations?

D'après les spécialistes, on peut retrouver toutes les traces dans la mémoire des ordinateurs, sur les disques durs. C'est le piège de l'informatique. Et si on ne retrouve pas concrètement les opérations illicites, on doit retrouver la trace d'une manipulation sur le système-source. Ce qui est gravissime. Les explications données par les informaticiens rencontrés récemment par les enquêteurs sont, par ailleurs, trop précises pour être inventées.

Est-ce que ce système perdure ?

Selon un des informaticiens entendus par les enquêteurs luxembourgeois, il durerait encore aujourd'hui.

Les partenaires allemands des dirigeants actuels sont-ils au courant ?

Visiblement ils viennent de le découvrir. En tout cas, avant d'ouvrir son information, un magistrat luxembourgeois est allé à Francfort leur rendre une petite visite. C'est là que s'est joué le choix de suspendre les dirigeants actuels.

Et les clients ?

C'est le gros problème et l'énormité de la situation. Comment ce sous-système aurait-il pu fonctionner sans la complicité des clients ?

Les dirigeants de Clearstream, et le premier d'entre eux, ont-ils été les instigateurs de ce système ou les instruments des clients banquiers qui avaient un moyen bien pratique de faire plaisir à leur propre client ?

Concrètement, comment cela se passait- il ?

Dans le détail, je l'ignore encore. Mais certains initiés eux, doivent le savoir. Et la liste est longue, puisqu'en 1992, selon le responsable de l'informatisation de la firme, elle comptait déjà 101 "clients", qui demandaient expressément à utiliser ce "deuxième chemin". A qui ? Comment ? Ce sera à l'enquête de le déterminer.

C'est difficile à croire.

Je sais. J'ai eu du mal moi aussi, il m'a fallu deux ans... Mais il faut se remettre dans le contexte de l'époque. En 1992, il n'y avait aucune pression des juges ou d'Interpol. Les questions de finance internationale n'intéressaient personne. Il n'y avait pas eu d'Appel de Genève, ni de commission d'enquête parlementaire. Encore aujourd'hui d'ailleurs la presse généraliste, voire même les juges financiers, ont du mal avec ces questions... Oui, le clearing reste un sport méconnu, même si les idées développées dans le livre commencent à faire leur chemin. Il ne faut pas trop compter non plus sur la presse financière. J'ai écrit dans le livre comment le PDG de Clearstream payait des journalistes pour des articles complaisants. Je n'ai pas été attaqué sur ce point. Il ne faut pas oublier que l'actuel directeur de communication de Clearstream, celui qui répond aux questions des journalistes, est un ancien journaliste anglais qu'André Lussi, le PDG, a indemnisé pour qu'il réalise une fausse enquête qui lui a permis d'éjecter du système des cadres devenus gênants.

Mais personne n'a jamais rien vu ou dit dans la firme ?

Il y a eu des rumeurs, des lettres plus ou moins anonymes, la grande difficulté est de prouver ce qu'on avance... Et comme, par essence, on a fabriqué de l'invisibilité, c'est assez difficile. Il faut d'abord que des hommes parlent, expliquent, ensuite aller voir dans le système... C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, sans doute, la presse elle-même a eu du mal à comprendre. Jusqu'à présent, tout le monde s'est tu pour des raisons qui peuvent aller de la corruption à la crainte de perdre son emploi, ou aux pressions physiques. Ils se sont tus jusqu'à ce qu'Ernest Backes d'abord, puis notre dernier témoin se mettent à expliquer. Ce qui est drôle c'est que ces deux hommes se connaissent à peine et n'ont fait que se croiser dans la firme. Le système était opérationnel, les informaticiens avaient l'impression de faire leur job. Les récalcitrants étaient virés. Comme - et c'est sans doute l'élément clé Cedel était très mal contrôlée les choses ont lentement dérivé pour atteindre les incroyables proportions qu'on devine aujourd'hui.

C'est-à-dire ?

C'est très difficile à évaluer. Nous naviguons dans un monde où l'unité de base est le trillion d'euros, c’est-à-dire 1000 milliards. Si je me réfère aux seules estimations des informaticiens et si la proportion est restée la même huit ans plus tard, Clearstream aurait brassé environ 50.000 milliards d'euros en 2000. Environ 7.500 milliards d'euros seraient donc passés par le sous-système (15%), soit approximativement trente fois le budget de la France. Cela semble énorme, mais quand on sait que Clearstream a reconnu en début d'année une erreur de 1,7 trillions dans son bilan, sans que personne ne s'en émeuve... De plus, si l'on met d'un côté l'argent du crime organisé - la drogue, la prostitution, les trafics d'armes ou d'uranium - et d'un autre côté l'argent de la délinquance financière - la fraude fiscale (très importante au moment du passage à l'euro), le maquillage de bilans, les commissions et rétro-commissions, les délits d'initiés, etc. - on comprend mieux ce chiffre. Il faut bien que l'argent du crime passe quelque part, non ? Ce système arrangeait tout le monde, sauf évidemment les contribuables et les actionnaires non initiés...

Que va-t-il se passer maintenant ?

Je ne suis pas devin, mais si les enquêteurs font bien leur travail et si on laisse opérer le juge Nilles, ça devrait assez vite prendre des proportions inquiétantes. Je ne suis pas sûr que tout le monde, y compris dans les banques, ait encore mesuré l'ampleur du futur désastre. Rapidement, dans les pays où les banques concernées ont leur siège et leurs clients, elles vont devoir s'expliquer et répondre de leurs actes. Elles l'ont déjà fait, pour certaines, devant le Parlement français... Oui, cela va être assez amusant de relire certaines dépositions à la lumière de ces nouveaux éléments.



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Les Dossiers de La Lettre du Blanchiment
Dépôt légal mai 2001
ISSN : 1291-2581

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